2018-016
De Mi caja de notas
« Il faut penser tout ce qu'il y a de pensable dans l'impensable »
Degas Danse Dessin
Hommage avec Paul Valery, jusqu'au 25 février 2018 au Musée d'Orsay
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Picasso Peintre
Intro
C’est à Malaga en Espagne que naît le 25 octobre 1881, celui qui allait révolutionner l'art moderne et poser les fondements de l'art contemporain : Pablo Ruiz Picasso (visuel 1). La fécondité créatrice de Picasso a fait de lui l’un des plus grands artistes de son siècle. Capable d'inventer de nouvelles formes de représentation (visuel 1d), de renouveler constamment son style (visuels 1a, 1b, 1c), de ne jamais s'installer dans un système (visuel 1e), Picasso a passé sa vie dans une quête perpétuelle.
Dans ce premier cours, nous allons aborder, ensemble, le pan le plus célèbre de sa création : sa peinture. Et nous verrons comment, étape par étape, ce prodige du pinceau a dynamité le passé pour construire l'art de notre temps. Prêt pour ce premier voyage pictural ? On y va !
A. Premiers pas à Paris. 1900-1906
Nous sommes en 1900. Paris attire comme un phare les jeunes talents de l'Europe entière en quête de gloire. Picasso n’a pas vingt ans lorsqu’il quitte l’Espagne. L'admiration de son entourage lors de ses années de formation lui a fait prendre conscience de son don artistique, et c'est à Paris qu'il veut le faire désormais fructifier. Lorsqu'il arrive dans la capitale, le jeune peintre laisse derrière lui le passé de sa formation académique espagnole. Il est séduit par Degas, Cézanne, Van Gogh et par le style gouailleur de Toulouse-Lautrec qui imprègne ses débuts parisiens (visuel 2). Observez les ressemblances.
C'est un événement tragique qui va engager Picasso sur la voie de ses premières recherches personnelles : en février 1901 son compagnon de jeunesse, son fidèle ami, Carlos Casagemas se suicide (visuel 2a).
Ce drame marque une première rupture dans l’œuvre de Picasso : l’artiste peint désormais le monde en bleu. Un monde mélancolique, de misère, de vieillesse et de mort ; un monde peuplé de personnages tristes, dont ce portrait est l'apogée (visuel 3) : il s'agit de Carlota Valdivia, tenancière d'une maison close de Barcelone, que Picasso représente sans concession avec son œil aveugle. Terrifiant vous ne trouvez pas ? 1904, nouvelle rupture : les toiles de Picasso renaissent à la vie.
On y voit apparaître tout un peuple de saltimbanques, baladins, jongleurs, bateleurs ; des « maternités » aussi, c'est-à-dire des portraits de mères avec leur enfant. Ces tableaux (visuel 4a, 4b, 4c) qui appartiennent à la « période rose » sont plus délicats, plus tendres et séduisent davantage que les œuvres de « la période bleue ». Mais Picasso, c’est une constante, ne cherche pas à plaire. Il sent qu'il est arrivé au bout de ses recherches, qu'il doit trouver un nouveau souffle. Une exposition au musée du Louvre et un voyage au village catalan de Gosol, (visuel 4d) en 1906, lui offrent la matière de sa réflexion : l'art primitif ibérique. Nous nous attarderons dans la 3e partie de cette séquence sur cette influence qui, avec la découverte de l'art africain, réoriente radicalement le style de Picasso. Durant cette période « primitiviste », le peintre se libère des conventions de l'art occidental comme par exemple de la perspective ou, comme on peut l’observer sur ce tableau, (visuel 5) des proportions de la figure humaine.
En 1907, la réalisation des Demoiselles d'Avignon, que nous étudierons en détails plus loin, consacre cette révolution de l'art. La voie est libre pour une rupture encore plus brutale que l’on appelle le cubisme.
B. La période cubiste
A partir de 1906, Picasso entame une nouvelle phase de réflexion artistique qui le conduit à l'élaboration d'un style connu sous le nom de "cubisme” (visuel 5a).
Le mot « cubisme » n'a pas été inventé par Picasso, mais par le critique Louis Vauxcelles à propos d'un tableau de Braque, composé selon lui de « petits cubles ». L'idée correspond assez bien au style de Picasso.
Désormais c’est le réel qui se plie aux exigences du peintre : Picasso le déforme, le fragmente, le recompose à sa guise. Ses amis, poètes et artistes, se rebiffent d'abord devant l'étrange tournure que prend cette peinture, avant d'en comprendre la radicale nouveauté.
Observez ce paysage de 1908, il correspond à cette première phase du cubisme (visuel 6). Sur la toile, la réalité se fragmente en facettes colorées et juxtaposées. Les formes sont simplifiées en aplats de couleurs. Tout est traité de la même manière, les arbres comme les rochers et les deux figures qui se fondent dans le paysage, l'une allongée au sol, l'autre debout contre un tronc.
En 1909, la géométrisation s'intensifie (visuel 7). Le réel n'est plus seulement fragmenté ; il est désagrégé sur la toile. Les couleurs laissent place à des teintes grises et ocres, soulignées de traits noirs. Les formes ne sont plus identifiables que par quelques signes. Dans cette toile de 1911, Le pigeon aux petits pois, ces derniers sont figurés au centre par des cercles ; quant au pigeon, on identifie un peu plus haut une patte dressée et le triangle d'un bec. Picasso mêle souvent des caractères d'imprimerie à ses compositions, ici, le mot « Café » qui situe peut-être le lieu de la scène. Les spécialistes appelleront cette période « cubisme analytique », car en effet Picasso analyse, décortique la réalité pour la recomposer sur la toile. Il frôle parfois l'abstraction, mais sans jamais y succomber, car un élément permet toujours de raccrocher le sujet au réel.
A partir de 1912, les couleurs vives réapparaissent. Les formes se reconstruisent autour de leur élément le plus identifiable. C'est le cubisme « synthétique ». Les toiles donnent souvent l'impression d'un collage de surfaces colorées. Et ce n'est pas un hasard : Picasso s'enthousiasme alors pour le procédé des papiers collés, qui consiste à coller sur la toile des éléments découpés, associés au dessin ou à la peinture. Regardez cette Nature morte à la chaise cannée (visuel 8): un morceau de toile cirée imitant un motif de cannage est collé sur une table placée à l'horizontale !
Au terme de quelque dix années de travail, Picasso n'est plus le seul à faire du cubisme : l'expérimentation est devenue un mouvement artistique, suivi par de nombreux artistes comme Juan Gris, Louis Marcoussis, Robert Delaunay. Ce qui était autrefois subversif est devenu aux yeux du peintre un nouvel académisme ; il sent qu'il est temps pour lui de s'échapper…même si le cubisme irriguera encore longtemps une partie de sa création.
C. Entre classicisme et surréalisme. 1917-1945
Dans le portrait de la ballerine Olga Kokhlova (visuel 9) que Picasso épouse en 1918, on observe la nouvelle orientation prise par son travail. C'est à Rome, lors d'un voyage au printemps 1917, que Picasso a connu Olga, alors en tournée avec les Ballets russes. Sans doute inspiré par l'art antique qu'il y découvre, le peintre revient à une figuration plus classique, plus conventionnelle. Observez ce portrait, n’est-ce pas la clarté et l'harmonie qui y dominent ? Picasso a recours aux ombres pour matérialiser les volumes. Il expérimente le contraste entre l'achevé et l'inachevé.
Pourtant, rapidement, le peintre revient à la déformation des corps. Mais une déformation monumentale, comme un écho à la sculpture gréco-romaine. Dans ce tableau de 1923 la Flûte de Pan (visuel 10) c'est toute l'Antiquité qui transparaît ici dans les corps massifs et harmonieux de ces deux adolescents baignés par la chaude lumière de la Méditerranée. L'un joue de la flûte des bergers grecs, l'autre écoute sereinement. Le temps semble suspendu. Tout est calme, sobriété, équilibre.
Dans les années 20, Picasso lie connaissance avec le groupe des écrivains surréalistes, qui expérimentent les potentialités créatives de l'inconscient et du rêve, et voient dans le peintre leur alter ego en art. Picasso met de nouveau à mal la représentation classique de la figure humaine (visuel 11). Regardez attentivement Le Baiser. Les formes qu'il libère sur la toile incarnent un désir rageur et sauvage de déconstruire le corps. Celui-ci devient anguleux, presque agressif. Picasso l'écartèle, le réduit à quelques signes. Même la démonstration d'amour qu'est le baiser devient une lutte brutale.
Durant les années 30, Picasso continue cette déconstruction avec plus ou moins d'apaisement : ici les couleurs et les formes adoucies du portrait de sa fille Maya (visuel 12), née en 1935, révèlent sa tendresse de père. C'est une manière de poursuivre autrement ses recherches cubistes, en adoptant par exemple ce trait le plus connu de son style : le visage peint à la fois de face et de profil.
Avec Guernica en 1937 (visuel 12a), Picasso commence aussi à créer des tableaux en écho à l'actualité. Les tensions européennes, la menace de la guerre se ressentent dans ses toiles. Le thème des natures mortes, souvent macabres comme cette tête de mouton écorchée (visuel 13), entre dans son œuvre. La guerre venue, ses toiles s'assombrissent. Privé du soleil de la Méditerranée, Picasso doit rester confiné dans un Paris occupé par les Allemands. En « exil intérieur », sa peinture sera pour lui une manière de survivre.
D. Interroger les maîtres, s'interroger sur soi. 1945-1973
La guerre finie, Picasso quitte Paris et s'installe dans le Sud de la France. Il vivra successivement à Antibes, Vallauris, Cannes, puis Mougins, sa dernière résidence (visuel 13a). Il retrouve alors la lumière, mais son art est désormais traversé par un perpétuel questionnement.
Comme le montre ce tableau, Picasso transforme sur la toile son atelier de peintre en cathédrale silencieuse (visuel 14). Regardez au centre du tableau : une toile blanche attend le geste du maître. N’est- ce pas aussi l’image d'une créativité qui ne trouve pas de répit ?
Picasso est plus que jamais hanté par la peur de la « mort de l'art », l'idée que les nouvelles pratiques de l'art contemporain fassent disparaître un jour la peinture. Ce sentiment est amplifié par la mort de son ami Matisse en 1954 : Picasso se croit désormais seul à porter l'avenir de son art. Au fil des années, un sentiment d'urgence s'installe. Picasso travaille sans relâche pour jeter sur la toile ce qu'il peut avant de disparaître. L'artiste vieillit, et il s'interroge (visuel 14a). Tout d'abord sur son statut de peintre et sur son héritage. Il se mesure aux grands maîtres de la peinture qui l'ont tant inspiré depuis ses débuts. Dans les années 1950 et 1960 il travaille ainsi sur des variations autour de Delacroix, Poussin, Velasquez... C’est aussi à cette époque qu’il réinterprète le célèbre et provocateur Déjeuner sur l'herbe de Manet. (visuels 15 et 16). Il s'interroge ensuite sur lui-même, sur son corps vieillissant, sa virilité, dont la perte le tourmente. Un thème récurrent traverse alors son œuvre : l'atelier de l'artiste en train de peindre son modèle nu. Une manière aussi pour Picasso de se questionner, dans une mise en abîme, sur son propre rapport à la création.
Regardez : Picasso met en scène sa propre image, sous les traits d'un mousquetaire encore gaillard ou sous ceux, troublants, d'un vieillard presque chauve toujours capable d'amour (visuel 17). Il tente de faire reculer la mort en peignant toujours plus. Il l'affronte en face dans ses derniers autoportraits mais elle aura raison de lui le 8 avril 1973.
Ainsi Picasso aura-t-il traversé le siècle, portant haut la peinture dans une époque qui n’était pas tendre avec elle. Sans exclure d’autres formes d’art, comme nous le verrons dès la prochaine séquence, Picasso a peint avec obstination jusqu’au soir de sa vie, fournissant ainsi à ses contemporains et ceux qui l’ont suivi une source d’inspiration considérable.