Il est considéré comme l'un des plus grands écrivains de langue anglaise[1], bien qu'il ne parlât pas couramment cette langue avant la vingtaine, et en vint à être considéré comme un maître styliste de prose qui introduisit une sensibilité non anglaise dans la littérature anglaise. Il est l'auteur de romans et de nouvelles dont beaucoup se déroulent en mer, qui dépeignent des crises de l'individualité humaine au milieu de ce qu'il considérait comme un monde indifférent, impénétrable et amoral.
Conrad est considéré comme un impressionniste littéraire par certains et un des premiers moderniste par d'autres, bien que ses œuvres contiennent également des éléments du réalisme du XIXe siècle. Son style narratif et ses personnages anti-héroïques, comme dans Lord Jim par exemple, ont influencé beaucoup d'auteurs. De nombreux films dramatiques ont été adaptés et inspirés par ses œuvres. Certains écrivains et critiques ont fait remarquer que ses œuvres de fiction, écrites en grande partie au cours des deux premières décennies du XXe siècle, semblent avoir anticipé les événements mondiaux ultérieurs.
Écrivant à l'apogée de l'Empire britannique, Conrad s'est inspiré des vicissitudes de sa Pologne natale, partagée entre trois empires de 1772 à 1795, puis écrasée par la Russie lors des insurrections de 1830-1831 et de 1861-1864, mais aussi de ses propres expériences dans les marines marchandes française et britannique, pour écrire des nouvelles et des romans qui reflètent un monde dominé par l'Europe, par son impérialisme passant notamment par le colonialisme, mais qui explorent en profondeur la psyché humaine.
Né en 1857 à Berditchev (aujourd'hui Berdytchiv), Józef Korzeniowski est issu d'une famille de la noblesse polonaise, membre du clan Nałęcz. Berditchev est en effet une ville de Volhynie, province qui jusqu'à la fin du XVIIIe siècle faisait partie de la république des Deux Nations (capitale : Varsovie), plus particulièrement du royaume de Pologne (capitale : Cracovie). La Volhynie est annexée par la Russie lors des trois partages de la Pologne (1772, 1793 et 1795), qui suppriment tout État polonais, mais pas le patriotisme de la noblesse polonaise, qui se traduit par plusieurs insurrections au cours du XIXe siècle.
Il est le fils d'Apollo Korzeniowski (1820-1869), écrivain, et de son épouse, née Bobrowska (?-1865).
En 1861, la famille Korzeniowski quitte la Volhynie pour venir à Varsovie[2]. En octobre de la même année, son père, qui participe aux préparatifs de l'insurrection contre la Russie, est arrêté et emprisonné à la citadelle de Varsovie, puis condamné à l'exil en Russie, d'abord à Vologda, puis à Tchernigov.
Sa famille le suit dans l'exil. La mère de Józef meurt de la tuberculose en . Gravement malade lui-même, Apollo Korzeniowski est amnistié en 1868. Il s'installe alors avec son fils à Lwów (ou Lemberg, aujourd'hui Lviv en Ukraine), ville polonaise qui fait partie de l'empire d'Autriche-Hongrie. L'année suivante, ils viennent à Cracovie (aussi en Autriche-Hongrie), où Apollo meurt peu après, en [3].
Orphelin à l'âge de onze ans, Józef est confié à son oncle maternel, Tadeusz Bobrowski(en) (1829-1894), qui habite aussi à Cracovie, et à qui il devait rester très attaché, entretenant avec lui une correspondance suivie jusqu'à la mort de ce dernier. Le frère de Tadeusz, Stefan (1840-1863) a joué un rôle notable au début de l'insurrection de 1861-1864.
Józef fait ses études secondaires au lycée de Cracovie.
Carrière maritime
À la fois pour des raisons de santé et parce qu'il est attiré par la carrière maritime, Józef part en 1874 pour Marseille, où il embarque comme mousse sur un voilier. Il fait ainsi pendant près de quatre ans son apprentissage en France pour entrer ensuite dans la marine marchande britannique, où il va demeurer plus de seize ans. Il obtient son brevet de capitaine au long cours le , prend la même année la nationalité britannique, sous le nom de Joseph Conrad et commence à écrire. Conrad parle avec une égale facilité le polonais, l’allemand, le français et l’anglais ; mais il décide d’écrire dans la langue de sa nouvelle patrie.
En 1887, après un séjour à l'hôpital de Singapour pour une blessure reçue en mer, Conrad embarque comme second sur le Vidar et effectue au moins quatre voyages à Bornéo et des séjours à Berau. En 1888, il embarque sur le voilier Otago qui est son premier et unique commandement comme capitaine. En 1890, recommandé auprès du capitaine Albert Thys, administrateur de la Compagnie du Commerce et de l'Industrie du Congo, il part travailler comme capitaine de steamer pour la Société du Haut-Congo officiant dans l'État indépendant du Congo. Il est engagé pour trois ans, mais ne réalise qu'un aller-retour en steamer entre Stanley-Pool et Stanleyville avant d'être rapatrié en Europe pour dysenterie[4].
En 1891, après une hospitalisation à Londres et une convalescence à Champel en Suisse, il embarque, le , comme second sur le clipper Torrens pour l'Australie. Après un deuxième voyage à Adélaïde et une visite à son oncle Tadeusz Bobrowski(en) en Pologne, il est rayé des rôles du Torrens et en embarque sur le vapeur Adowa comme second, pour le Canada, avec escale à Rouen. En , l'Adowa retourne à Londres où débarque Conrad. C'est la fin de sa carrière maritime[5].
Se consacrant désormais à son travail littéraire, Conrad achève La Folie Almayer qui paraît en , écrit Un paria des îles publié en . Désespérant de retrouver un commandement, il écrit à un ami « il ne me reste que la littérature comme moyen d'existence » et déclare clairement écrire pour l'argent… La même année, il épouse Jessie George et séjourne en Bretagne de mars à septembre — la vie est moins chère à Lannion et l'Île-Grande qu'à Londres — et y écrit certains de ses textes. De retour en Angleterre, il s'installe à Stanford-le-Hope, Essex, puis, en , à Ivy Walls, Essex (publication du Nègre du Narcisse). Son fils Boris (1898-1978), naît en 1898 (publication du recueil de nouvelles Inquiétude), et en octobre, la famille Conrad s'installe à Pent Farm, Kent, maison louée par l'écrivain Ford Madox Ford. En , après la naissance du deuxième fils, John (1906-1982), les Conrad séjournent à Montpellier, puis à Genève. Il publie le Miroir de la mer.
En , Conrad, qui vient de souffrir d'une grave dépression nerveuse, quitte sa résidence d'Aldington, dans le Kent, où il s'est installé l'année précédente, pour Capel House, ferme isolée près d'Ashford, dans le même comté, pour près de dix ans cette fois. En , il publie Sous les yeux de l'Occident.
En 1914, Joseph Conrad, son épouse et leurs deux fils se rendent en Pologne. Se trouvant à Cracovie au moment de la déclaration de guerre, ils séjournent à Zakopane pendant deux mois, rencontrant diverses personnalités[6].
En 1919, obligés de quitter Capel House, les Conrad s'installent provisoirement à Spring Grove (publication de La Flèche d'or), puis vont habiter à Oswalds où est achevée la rédaction de La Rescousse. Pour faciliter la rédaction de l'Attente, Jessie et Joseph Conrad effectuent en un voyage en Corse puis Conrad, seul, une tournée aux États-Unis en 1923 (publication du roman Le Frère-de-la-Côte).
Souvenir des quatre séjours genevois de Joseph Conrad
En 1924, après une crise cardiaque en juillet, Joseph Conrad meurt le à Bishopsbourne. Il est enterré le à Canterbury. C'est en 1925 que paraissent Derniers Contes et un roman inachevé, L'Attente[7].
Une écriture
En 1895, il publie son premier livre, La Folie Almayer, où il dépeint la perdition d’un Occidental en Malaisie. Dès lors paraissent régulièrement d’autres livres, toujours plus remarqués par les lettrés. Mais Conrad ne connaît que tardivement le succès commercial, avec Chance en 1913, ce dont il eut toujours du mal à comprendre la raison, sans doute la trop grande complexité de son œuvre. Tout au long de sa vie d'auteur, il a affirmé vouloir écrire pour le grand public, et laisse une œuvre considérable, notamment Le Nègre du Narcisse, Lord Jim, Jeunesse, Au cœur des ténèbres, Typhon,Nostromo, Le Miroir de la mer, Sous les yeux de l'Occident, L'Agent secret, Victoire.
Il a été classé parfois comme auteur de « romans de mer », ce qui serait aussi restrictif que pour Herman Melville sous le prétexte que celui-ci est surtout connu pour Moby Dick.
De fait, Au cœur des ténèbres, Lord Jim, Nostromo, L'Agent secret, Sous les yeux de l'Occident, Victoire, de grands, sombres et profonds romans, ne se passent pas, ou peu, en mer…
Certains regardent Conrad comme un précurseur de l'existentialisme ; ses personnages sont faillibles, désenchantés, mais ne renoncent jamais à affronter la vie.
Conrad parle couramment le français, avec l'accent marseillais, en raison de son séjour dans la cité phocéenne. André Gide est son intercesseur dans le milieu littéraire français et traduit lui-même Typhon.
Un Anarchiste, une des nouvelles du recueil A set of six, se passe en Guyane avec, pour personnage principal, un jeune Parisien.
Évocation littéraire
Dans son ouvrage biographique Mon éducation - Un livre des rêves, l'écrivain William S. Burroughs se souvient ou rêve du « passage de l'orage », et en cite un extrait : « ...dans toute cette troupe d'hommes transis et affamés, qui attendaient avec lassitude une mort violente, on n'entendit aucune voix ; ils restaient muets et sombrement pensifs, écoutaient les horribles imprécations de la tempête ... »[8]. Dans le même rêve, il lit Jeunesse. Dans une interview de 1988 avec Kathy Acker, il cite Conrad comme étant sa source première d'inspiration littéraire, avec Kafka et Baudelaire[9].
Joseph Conrad est également évoqué dans le roman Martin Eden de Jack London. Ce dernier y fait allusion en retranscrivant les pensées de son personnage principal, Martin, lequel peine à être publié dans les revues locales : « Il compara sa nouvelle, encore à peine ébauchée, avec celle de plusieurs écrivains de la mer et il en arriva à cette conclusion qu'elle leur était infiniment supérieure. Seul Joseph Conrad, murmura-t-il, pourrait rivaliser avec moi. Et il s'imaginait Conrad lui étreignant la main et lui disant : Bravo, Martin Eden, bravo ! » (chapitre 27).
Dans une lettre du 3 août 1915 destinée à Madeleine Pagès, Guillaume Apollinaire évoque Joseph Conrad : « Il y a trois polonais connus dans les lettres aujourd'hui et ils n'écrivent point en polonais.
Conrad en Angleterre (il a du talent).
Przybyzeswky en Allemagne.
Et moi en France. »
Une revue lui est consacrée : L’Époque conradienne publiée aux Presses universitaires de Limoges par la société conradienne française
(de) Horst Gödicke, Der Einfluss Flauberts und Maupassants auf Joseph Conrad (L'influence de Flaubert et de Maupassant sur Joseph Conrad), (Thèse de doctorat, Université de Hambourg), Hamburg, 1969
1983 : Le Corsaire, mini-série adaptée du roman Le Frère-de-la-Côte, coproduit par Antenne2, Telecip, et la RAI, réalisée par Franco Giraldi avec Philippe Leroy, Laura Morante, Ingrid Thulin ;
1991 : Joseph Conrad, d'après le scénario de Pierre Kast, Le Rajah de la mer, série 6 × 55 min, diff. FR3, juillet-août 1991.
1993 : Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness) de Nicolas Roeg, avec Tim Roth
1993 : Pour demain, de Fabrice Cazeneuve, avec Michel Bouquet
2002 : Au bout du rouleau , téléfilm de Thierry Banisti, avec Richard Bohringer, d'après la nouvelle "The End of the Tether"
En littérature
Sven Lindqvist s'inspire de la nouvelle Au cœur des ténèbres et du contexte dans lequel Joseph Conrad l'a rédigée pour son livre Exterminez toutes ces brutes ! (expression qui conclut le rapport de Kurtz dans la nouvelle de Conrad).
Kongo : le ténébreux voyage de Josef Teodor Konrad Korzneniowski, scénario de Christian Perrissin, dessin de Tom Tirabosco (Futuropolis, 2013). Roman graphique (plus un dossier explicatif) basé sur le voyage de Joseph Conrad au Congo, qui lui inspirera notamment Un avant-poste du progrès et Au cœur des ténèbres.
Le lendemain du monde (2017), scénario de Olivier Cotte, dessin de Xavier Coste, Casterman. Roman graphique de science-fiction inspiré de Au cœur des ténèbres, l'action est transposée dans un univers post-apocalyptique[17].
Cœur de ténèbres, scénario de Jean-Pierre Pécau, dessin de Benjamin Bachelier (Delcourt, 2019) ; roman graphique inspiré de Au cœur des ténèbres, transposant l'action dans les marais de la Loire, en pleine Révolution française.
Amen, bande dessinée de Georges Bess (Glénat), sortie en 2021 transposant la nouvelle dans un monde futuriste, l'action prenant lieu sur une autre planète.
Hommages
Joseph Conrad (voilier), un trois-mâts baptisé en hommage à l'écrivain, bateau musée en 2020.
↑« Chronologie de Joseph Conrad », dans Au cœur des ténèbres et autres récits, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. XXXI.
↑André-Bernard Ergo, Congo Belge la colonie assassinée, ed L'Harmattan, p. 14-31.
↑Joseph Conrad aura passé un peu moins de 10 ans à naviguer effectivement, dont seulement 10 mois comme capitaine. Voir dans le blog Diacritiques : Conrad mis en abyme.