Un bref instant de splendeur

De Mi caja de notas

2021-02-13 Christian Desmeules - Le Devoir : Un bref instant de-splendeur : « beauté americaine »

« À quel moment une guerre prend-elle fin ? » Les cicatrices du corps et celles de la mémoire en font-elles partie ? Inspiré de la propre vie de son auteur, prenant à bras-le-corps l’expérience de l’immigration, de la pauvreté et de l’homosexualité, nourripar les échos de la guerre du Vietnam, Un bref instant de splendeur est un livre rare, dont la seule existence relève presque du miracle.

Le roman prend la forme d’une lettre sans point final adressée par un jeune Vietnamo-Américain à sa mère analphabète. Décédée d’un cancer du sein en 2019 à l’âge de 51 ans, la mèred’Ocean Vuong a travaillé pendant 25 ans dans un salon de manucure, y respirant « des arômes de clous de girofle, cannelle, gingembre, menthe et cardamome mêlés de formaldéhyde, toluène, acétone, Ajax et eau de Javel ». Aussi bien dire qu’elle ne la lira jamais.


Né en 1988 à Hô Chi Minh-Ville, il a deux ans lorsqu’il quitte le Vietnam pour s’installer comme réfugié aux États-Unis, à Hartford, dans le Connecticut. Sensation des lettres américaines, ancien étudiant du poète et romancier Ben Lerner au Brooklyn College, lauréat du prix T.S. Eliot en 2018, le poète de 32 ans s’est vu attribuer en 2019 la bien dotée bourse MacArthur — lui assurant 800 000 $ sur une période de cinq ans.


Son 3e recueil de poésie, Ciel de nuit blessé par balles (Mémoire d’encrier, 2018), mélangeant exil, enfance, sexualité et violence, a été considéré par le New York Times comme l’un des dix meilleurs livres de 2016. Une poésie forte qui canalise les deuils et les aspirations de laissés-pour-compte du rêve américain — et que paradoxalement l’écrivain incarne aujourd’hui à la perfection.

Avec un lyrisme puissant, sans manichéisme, Ocean Vuong redonne vie dans ce premier roman autofictif à la relation complexe et parfois abusive qui le liait à sa mère. Sa grand-mère, qui souffrait de schizophrénie et qui a immigré avec eux, avait épousé un GI américain posté au Vietnam, sans pouvoir le suivre aux États-Unis.

Le narrateur, que sa mère surnommait Little Dog, y raconte aussi sa découverte de la sexualité, révélation et seconde naissance qui porte aussi en elle sa part de deuil. « Ce que je te raconte n’est pas tant une histoire qu’un naufrage — des fragments qui flottent, enfin déchiffrables. »

Des pages pures et déchirantes où il parle de sa rencontre à 14 ans avec Trevor, son premier amour, qui travaillait comme lui pendant l’été dans une plantation de tabac. « J’étais dévoré, semblait-il, non tant par une personne, […] que par le désir lui-même. Être régénéré par ce désir, être baptisé par son envie pure. Voilà ce qui m’arrivait. »

Mort à 22 ans d’une surdose d’héroïne mêlée de fentanyl, Trevor devient dans ces instants brefs et brûlants, à jamais évaporés, le triste symbole d’une masculinité toxique made in USA : « Je ne savais pas ce que je sais à présent : être un garçon américain, puis un garçon américain avec une arme, c’est se déplacer d’un coin à l’autre d’une cage. »

Face au chaos de la mémoire et au sens de la vie qui nous échappe tous, le roman avance à coups d’instants et de flashs que l’écriture immobilise, qu’elle creuse et qu’elle ordonne. Autant de petites défaites et de tragédies qui, combinées et baignées de poésie, deviennent furieusement lumineuses.

Avec empathie, mêlant douceur et crudité, Ocean Vuong y évoque ainsi tour à tour, et de façon parfois décousue, le déchirement de l’exil, la pauvreté, la découverte du plaisir, le deuil, le désir de vivre et celui de faire sa place au soleil, la volonté de faire entendre sa différence. Récit de formation hanté par le traumatisme passif de la guerre du Vietnam, Un bref instant de splendeur est le parcours d’une double émancipation, familiale et sexuelle.

Mais le livre rend compte aussi avec éclat d’un autre affranchissement, peut-être plus radical encore, à travers l’acte créateur, capable d’un même souffle de sublimer la beauté et d’arrêter le temps.