2020-043

De Mi caja de notas

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Kairos du mercredi 12 février 2020

43 | Saint Félix | 323

🌓 DQ Le 2020-046 NL le 2020-054

🌞 de 08h05 à 18h06



En vitrine : « Longtemps je me suis couché de bonne heure pour raisons de sécurité - Thomas Baumgartner

Merci Thomas... Faiche portraitxtof

📚 2015 Thomas Baumgartner : Longtemps, je me suis couché de bonne heure pour raisons de sécurité


J’ai la crève, je ne pourrai pas faire ma chronique sur Nova ce soir. Je voulais parler de Claire Bretécher. Voilà ce que j’avais prévu de dire.

On a parlé de Claire Bretécher depuis l'annonce de sa disparition hier. J'ai failli dire qu'on en a parlé beaucoup, mais en fait j'aurais trouvé normal qu'on en parle plus encore. On a eu l'occasion de rappeler plein de choses, qu'elle a travaillé pour Spirou, pour le magazine Pilote, pour le Nouvel observateur... On a parfois rappelé aussi qu'elle a co-fondé L'Echo des Savanes avec Gotlib et Mandryka. Et évidemment, que ses séries phares étaient Les Frustrés et Agrippine.

J'ai pensé à la dessinatrice Dorothée de Monfreid, qui l'admirait beaucoup, j'ai pensé à Catherine Meurisse, autrice elle aussi et qui reconnaît son influence, j'ai pensé à Terreur Graphique, qui poursuit à sa manière le geste des Frustrés. Avec les Frustrés, Bretécher se moquait d'une population intello, de gauche, bourgeoise... qui était aussi celle qui lisait le journal où c'était publié, à savoir le Nouvel obs. Terreur Graphique fait quelque chose de proche, en mode années 2020, dans Libération.

Bretécher était une dessinatrice admirée de la profession de dessinateur. Ce n'est pas si courant. Mais ce n'est pas un hasard. Parce que sa maîtrise, derrière un trait faussement jeté sur le papier, faussement négligent, était d'une grande précision. Dans la dynamique, dans le mouvement, dans la composition. Ces frustrés, enfoncés dans des canapés 70s posés sur des moquettes qu'on devine beiges alors que le dessin est en noir et blanc... On a envie de s'y enfoncer avec eux. Et ça avec une économie de traits fascinante ! La course d'un personnage, son attitude, sa démarche, le mouvement des vêtements, la caricature de l'époque par le détail, la nuance des visages, des regards... En tout ça, elle était très très forte.

J'ai rouvert un très beau livre, un peu fourre-tout, mais tellement beau : "Claire Bretécher, dessins et peintures", aux éditions du Chêne, paru en 2011.

Où l'on voit son talent éclatant. Ce qu'on pressentait derrière le trait des planches de bandes dessinées : ses portraits sont vivants, réalistes et fous. Maîtrise des ombres et lumières, des traits du visage, des reliefs, des épaisseurs de la peinture. De la couleur, de la matière. Elle s'amuse avec l'épaisseur du trait, ou du pinceau.

Dans ce livre, Martin Veyron dit qu'elle "capte des détails invisibles aux communs". Et René Pétillon, autre auteur de bandes dessinées, dit qu'il voit dans ces peintures et dessins "un scepticisme tranquille, une angoisse existentielle, de la sincérité, de l'honnêteté, un dessin à tomber".

Et on peut entendre cette honnêteté, dans les interviews qui circulent depuis hier.

Il y avait quelque chose de l'ordre du : ne nous attardons pas sur ce qui n'en vaut pas la peine. A la question : dans quelles conditions êtes-vous venue de Nantes à Paris ? Sa réponse : en train. A la question : pourquoi êtes-vous passée à l'auto-édition (c'est-à-dire qu'elle avait choisi de quitter Dargaud) ? Elle répondait : on est plus libre et on ça paye mieux.

Et puis il y avait la sempiternelle question : ça fait quoi d'être "la seule" femme dans la bande dessinée ? Elle envoyait son interlocuteur dans les choux. Elle n'avait pas forcément de discours là-dessus. Des déclarations, du bon sens, oui. Et elle avait des actes. Elle était moderne, elle avançait.

Elle faisait parler les femmes dans ses livres, elle en faisait des héroïnes.

Honnêteté aussi dans le sens où il ne faut pas chercher longtemps pour trouver des déclarations sur la difficulté d'être une artiste, sur les affres de la création, l'insatisfaction constante, la recherche sans joie, l'angoisse...

L'invention de la langue, période Agrippine. On lui demandait : mais comment savez-vous que les jeunes parlent comme ça ? Elle disait : je n'en sais rien, c'est moi qui invente. Les « inclus » (au lieu de parler des exclus), une « nuit-grav » pour une cigarette, « faiche » pour fait chier...

Claire Bretécher a inventé des mots, un style et un monde. Qui nous aidait à regarder le nôtre.